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Les scénarios énergétiques : science dure ou boule de cristal ?

mardi 1er mai 2012, par Christiane Drevet (ECN 65)

Suite à la conférence donnée pour Centrale-Energies par Cédric Ringenbach, Directeur de The Shift Project, le 13 mars 2012 dernier, devant une nombreuse assemblée, Christiane Drevet a souhaité interviewer plus avant un des collaborateurs du Shift, Léo Benichou, ayant principalement contribué à l’analyse présentée ce jour-là de 4 scénarios énergétiques mondiaux.

Christiane Drevet (CD) : D’entrée de jeu, Léo, quelques questions qui me brûlent les lèvres : quels sont les objectifs du Shift Project, comment est-il structuré, quels sont les projets en cours, quelle place y tenez-vous ?

Léo Benichou (LB) : The Shift Project est un think tank qui a été fondé il y a deux ans par Jean-Marc Jancovici, « père du Bilan Carbone » et expert reconnu du changement climatique et des questions énergétiques. Nous nous définissons comme un organe de lobbying d’intérêt général, un catalyseur pour une transition vers une économie décarbonée. Nous avons un statut d’association et fonctionnons grâce au mécénat d’entreprises. Les financeurs sont ainsi Bouygues, SPIE, Vinci auto-routes, la SNCF, le Crédit Agricole et Veolia Environnement. Nous disposons d’un conseil scientifique qui agit comme un « filtre d’entrée » et qui garantit en quelque sorte que les sujets que nous traitons sont en cohérence avec nos objectifs ! Les activités du Shift sont structurées en groupes de travail, sur des thématiques comme, par exemple : les indicateurs de richesse alternatifs au PIB, la réécriture des textes constitutionnels européens pour une meilleure prise en compte des enjeux du changement climatique, les formes urbaines sous contrainte énergétique, et sur les scénarios énergétiques. Je suis en charge du pilotage du travail sur ce dernier thème et suis en fait le seul chef de projet faisant partie de l’équipe salariée, les autres groupes étant animés par des bénévoles. Nous travaillons toujours en lien avec des experts reconnus sur ces différentes thématiques.

CD : Mais revenons à la présentation du 13 mars, dont nous avons pu voir que les conclusions divergeaient largement selon le scénario considéré. Pour commencer, et avant de rentrer dans le détail des résultats, pouvez-vous nous dire à quoi et à qui servent de façon générale les scénarios, ont-ils la prétention d’être prédictifs, dans quelle mesure peuvent-ils constituer une aide à la décision dans les choix des politiques industrielles à suivre, ont-ils un réel impact, et comment s’y re-trouver, pour la béotienne que je suis, dans une telle jungle ?

LB : Le premier constat est que l’objet « scénario énergétique » n’est pas du tout standardisé. Il y en a pour tous les goûts ! Pour les premières caractéristiques objectives telles que l’horizon de temps choisi, la zone géographique considérée, ou encore le périmètre du système énergétique couvert, elles varient beaucoup d’une publication à l’autre. Viennent ensuite des éléments un peu plus difficiles à décrire objectivement comme l’organisme qui produit les scénarios, sa « raison sociale », la ou les raisons pour lesquelles il publie... et on en vient ici rapidement à des questions politiques et économiques.

On peut classer les scénarios en trois grandes catégories selon leur nature :

  • Les scénarios dits « tendanciels » sont généralement produits à partir d’une représentation du système énergétique et d’une modélisation de ses dynamiques d’évolution propres. Ils représentent l’évolution probable du système s’il n’est « pas trop perturbé ».
  • Les scénarios dits « exploratoires » sont en général déclinés à partir des premiers. Ils permettent justement d’explorer les conséquences d’un changement d’hypothèse. Quelle pourrait être la conséquence d’un prix du baril de pétrole qui double ? Quels seraient les effets d’une taxe carbone ? etc.
  • Enfin les scénarios dits « normatifs » sont structurés par des objectifs à l’échéance et décrivent une trajectoire possible pour les atteindre. Correspondant en règle générale à des scénarios de rupture, ils visent souvent une réduction forte des émissions de GES (le facteur 4 pour la France par exemple).

La diversité des publications est telle qu’il faut les traiter en fait au cas par cas. Prenons trois exemples très différents pour tenter d’illustrer à quoi et à qui les scénarios énergétiques peuvent servir.

Chaque année l’agence internationale de l’énergie, émanation de l’OCDE, qui représente en quelque sorte les intérêts des pays importateurs de pétrole, publie le World Energy Outlook. Régulièrement repris par les décideurs du monde politique et économique, par des articles scientifiques et bien sûr par les médias grand public, le World Energy Outlook dresse un état des lieux des technologies, des coûts, des dynamiques d’investissement sectorielles ainsi qu’un grand nombre d’analyse localisées géographiquement ou thématiques. En cohérence avec le mandat de l’AIE, il présente notamment une description des enjeux actuels liés à la sécurité d’approvisionnement, ainsi qu’au changement climatique. Le niveau d’expertise et la force d’analyse de l’AIE ne font aucun doute mais il ne faut pas oublier que dans cette publication de référence, les états de l’OCDE envoient un signal d’ordre géostratégique aux pays de l’OPEP.

Un autre exemple : le scénario 100% renouvelable du WWF. Ici, il s’agit plutôt d’un argumentaire visant à démontrer la faisabilité d’une réduction drastique de nos émissions de gaz à effet de serre tout en abandonnant la production d’électricité nucléaire. C’est un scénario normatif et je dirais que le message s’adresse plutôt à la société civile dans ce cas-là.

Les deux publications précédentes ont fait l’objet d’une analyse détaillée, citons en une troisième qui n’entrait pas dans le périmètre de notre étude mais qui illustre la diversité des publications qui traitent du système énergétique : La Banque Barclays a publié en 2011 avec le cabinet Accenture une étude intitulée « Carbon Capital, financing the low carbon economy ». Prenant pour référence un scénario européen « souhaité » à 2020, l’un des principaux objectifs de l’étude est d’évaluer le volume des investissements associés à une transition énergétique. Le message est adressé ici au milieu bancaire ainsi qu’aux gouvernements sous forme de recommandations permettant de faciliter l’engagement de ces capitaux. Une observation en passant, la liste des technologies prises en compte pour l’évaluation ne retient pas la rénovation thermique du bâtiment malgré l’importance de ce type de mesure pour la réduction des consommations énergétiques et la baisse des émissions ! Cela provient certainement des longs temps de retour sur investissement souvent constatés pour ces actions, mais nous pourrons reparler des questions de taux d’actualisation plus tard. Rappelons que l’objectif de la présentation de Cédric n’était pas de porter de jugement de valeur sur tel ou tel choix, mais bien d’en faire une analyse globale permettant de mettre en perspective les scénarios les uns par rapport aux autres.

Scenarios - Investissements cumulés

CD : Pouvez-vous maintenant nous parler des 4 scénarios choisis, comment les classez-vous dans les catégories que vous venez de mentionner ?

LB : Nous avons analysé en réalité 4 publications qui contiennent pour certaines plusieurs scénarios :

  1. Le World Energy Outlook dans son édition 2011 regroupe trois scénarios dont l’un est un scénario normatif qui vise une stabilisation de la concentration en gaz à effet de serre à 450ppm CO2eq. Les deux autres sont plutôt des scénarios tendan-ciels.
  2. Nous avons également regardé le scénario central de l’Energy Information Administration (département de l’énergie américain DOE), qui peut aussi être considéré comme un scénario tendanciel,
  3. Enfin, nous avons étudié le scénario normatif de WWF « 100% renouvelable en 2050 » et « Energy [R]evolution » de Greenpeace.

CD : Vous avez choisi dans la présentation de faire un focus sur quelques-uns des résultats significatifs que vous avez pu déceler dans chacun des scénarios, pouvez-vous nous en dire plus ?

LB : En effet, nous avons retenus quatre « points d’entrée » qui nous ont permis de comparer autant que possible les scénarios entre eux. Il s’agit :

  • des réserves ultimes de fossiles de pétrole, de gaz et de charbon,
  • des émissions de CO2 et des élévations de températures résultantes,
  • des coûts, au sens large,
  • des modèles sous-jacents.

Les deux premiers points d’entrée ont été largement détaillés et commentés lors du débat et l’on pourra se reporter avec avantage aux planches et à la vidéo. Pour revenir plus particulièrement maintenant aux coûts, la planche en page précédente détaille les différents périmètres retenus pour l’évaluation des investissements à réaliser dans les 4 publications. Nous avons réuni et regroupé dans la colonne de gauche les différents items observés et avons seulement ajouté la ligne « sobriété énergétique » pour évoquer le fait qu’il serait intéressant de quantifier par exemple le coût d’une campagne de sensibilisation du public à un usage « sobre » de l’énergie. Notons déjà à cet égard, fait très significatif, que seul le scénario du WWF quantifie un coût d’une réduction de la demande, à travers des investissements visant à l’accroissement de l’efficacité énergétique. Notons également que l’EIA ne donne aucun élément sur le coût de son scénario.

Quant aux modèles utilisés, le schéma suivant illustre à la fois les approches suivies, la structure globale des modèles sous-jacents ainsi que le statut des variables dans ces modèles. Une variable exogène est une variable qui est extérieure au modèle. On a fait l’hypothèse que cette variable allait suivre une certaine trajectoire et on s’appuie en général sur une source extérieure pour justifier ce choix. Une variable endogène est une variable interne au modèle. C’est une donnée de sortie. On constate par exemple que le prix de l’énergie et la croissance économique sont fixés a priori dans les scénarios de l’AIE (variable exogène), alors que dans le scénario WWF, ce sont les meilleures technologies, le potentiel des renouvelables, qui définissent la demande, à laquelle l’offre va venir correspondre. Le but n’est pas ici de tirer des conclusions de ces remarques, mais seulement de souligner que la lecture d’un scénario n’a pas de sens tant qu’on n’a pas pris en compte le fonctionnement du modèle sous-jacent.

Scénarios - Paramètres

CD : Un dernier point : que représente le taux d’actualisation choisi ? Quel a-t-il été dans chacun de modèles ? Comment influe-t-il sur les résultats ? Quelle signification éthique recouvre-t-il ?

LB : De manière abstraite, si on considère que le taux d’actualisation reflète la préférence pour le présent, cette préférence est implicite dans certains scénarios. Par exemple, le simple fait que sur les 4 publications retenues, les publications de l’AIE et de l’EIA aient un horizon de temps à 2035 et que les publications de Greenpeace et de WWF aillent jusqu’à 2050 montre qu’implicitement les deux dernières accordent plus d’importance au futur « lointain » et aux conséquences potentielles du changement climatique. De manière plus concrète, lorsqu’un taux d’actualisation intervient dans l’un des résultats chiffrés d’un scénario, il serait appréciable que le taux retenu soit systématiquement explicité. En effet, dans le calcul d’un coût de production de l’électricité par exemple, exprimé en €/MWh, le taux d’actualisation permet de tenir compte des revenus générés tout au long de la durée de vie d’une infrastructure de production. Dans le nucléaire en particulier, dont les centrales ont une durée de vie relativement longue par rapport à d’autres types de production, un taux d’actualisation qui passe de 5 à 10% dans le calcul fait doubler le coût de production évalué. Intuitivement, si on souhaite amortir l’investissement initial sur une durée courte (taux d’actualisation élevé), il faut vendre plus cher l’électricité produite.

D’un point de vue « éthique », pour répondre à votre question, plus on applique à un coût futur un taux d’actualisation élevé, moins on considère que ce coût est important. On devrait considérer, à mon avis, pour être responsables vis-à-vis des générations futures, des taux d’actualisation nuls ou négatifs. Avec cet éclairage nos décisions aujourd’hui permettraient de consentir de réels investissements pour l’avenir.

CD : En guise de conclusion, quelles seraient vos recommandations ?

LB : La prospective n’est définitivement pas une science dure et il serait risqué tout autant de prendre un scénario pour une boule de cristal… Cela dit, pour n’importe quel choix individuel ou collectif, je ne peux que déconseiller l’utilisation de la boule de cristal.

J’espère que la présentation de Cédric et cette interview auront fait comprendre qu’il faut apprendre à lire entre les lignes et savoir mettre les scénarios en perspective avec les objectifs et parfois les intérêts de leurs auteurs. C’est un travail nécessaire car les scénarios sont un outil d’aide à la décision précieux et ils pourraient l’être d’autant plus que leurs auteurs s’efforcent d’être transparents et didactiques sur l’approche adoptée et les hypothèses retenues.

Si je devais faire une dernière recommandation, dans un monde idéal de la scénarisation énergétique, ce serait de ne pas mélanger ce qui relève des connaissances scientifiques et techniques d’une part et ce qui relève des choix de société de l’autre (hiérarchisation des objectifs, arbitrages économiques, etc.). Ainsi les scénarios énergétiques pourraient certainement constituer le support d’un débat rationnel et constructif sur l’énergie.

Source des scénarios

Voir également l’article dans Les scénarios énergétiques : science dure ou boule de cristal ?

Par Christiane Drevet, ECN 1965 et Léo Benichou, X 2006

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