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Le numérique, ami ou ennemi de la transition énergétique ?

samedi 1er mai 2021, par Aurélien Deragne (ECL 98)

Les outils numériques sont souvent envisagés de manière très positive pour réduire l’empreinte environnementale de l’humanité. Pour preuve, la “transition numérique” est quasi systématiquement associée à la “transition écologique”, et à son sous-chapitre “transition énergétique”, par exemple dans les plans de relance européens ou français.

Et il est vrai que le numérique peut être un atout énorme pour réduire nos consommations énergétiques et plus globalement l’impact environnemental de nos activités : matériels, capteurs et algorithmes en tout genre pour consommer l’énergie au juste nécessaire, utiliser le moins d’eau possible ou limiter les intrants chimiques dans les cultures, partager nos véhicules ou nos logements, télétravailler et réduire nos déplacements…

Mais le numérique est un outil, et n’importe quel outil peut être utile mais aussi s’avérer dangereux s’il est mal utilisé. On l’entoure de termes envoûtants : “dématérialisé”, “virtuel”, “nuage”... Comme s’il était magique et n’avait que des vertus.

Il n’en est rien : comme toute activité humaine, le numérique a des impacts environnementaux. On les ignore ou on les oublie car ils sont souvent lointains, on ne les a pas sous les yeux.

Pourtant ils sont très élevés car le numérique est un grand consommateur d’énergie et de matières. Actuellement le compte n’y est pas, les effets négatifs étant très probablement supérieurs aux effets positifs, notamment par le jeu de multiples effets rebond.

Cet article décrit les différents impacts environnementaux négatifs dus au numérique, à partir d’un travail de synthèse de différents rapports parus récemment (*), effectué avec Yvain Mouneu, pour la co-création de la Fresque du Numérique.

Utilisation

Pour la plupart des activités dans lesquelles le numérique intervient, on utilise des équipements numériques, des “terminaux” qu’on tient dans nos mains, comme des smartphones ou ordinateurs, mais aussi plein d’autres objets (montres connectées, écrans, consoles de jeux, tablettes, etc) et qui sont très nombreux… au total ce sont 34 milliards d’équipements en utilisation sur terre.

Ces équipements ont vocation à se connecter à internet et aux réseaux pour transporter toutes les données que nous générons, dont le trafic augmente de manière exponentielle. Et Internet n’est pas qu’un concept, c’est bien du matériel : des data centers auxquels on accède par des infrastructures réseau.
Figure 1 : évolution du trafic internet Source : La Fresque du Numérique, selon CISCO Figure 1 : évolution du trafic internet
Source : La Fresque du Numérique, selon CISCO

On a donc trois types d’objets, et ces matériels consomment tous les trois de l’électricité quand on les utilise. Surprise : ce qui consomme le plus, ce sont les équipements numériques (courant consommé par télé, ordinateur, objets connectés etc.). En 2eme position suivent les équipements réseaux et en dernier, les data centers.

A quoi est-ce dû ? Au nombre de matériels en jeu : bien sûr un serveur dans un data center, pris unitairement, consomme plus qu’un smartphone, mais on ne compte “que” quelques centaines de millions de serveurs dans le monde quand en face il y a plusieurs dizaines de milliards de terminaux.

Mais il n’y a pas que l’usage, il y a aussi la fabrication et la fin de vie. Nous devons raisonner en cycle de vie.

Fabrication

Concernant la fabrication, là encore les équipements numériques des utilisateurs sont le principal sujet :ils consomment 30% de toute l’énergie du secteur du numérique et plus des ¾ de toutes les ressources du secteur du numérique. Tout simplement parce qu’il y en a beaucoup plus en ordre de grandeur et qu’ils sont plus sujets aux mécanismes d’obsolescence que le matériel industriel, ils vont donc durer moins longtemps.

Derrière ces objets fabriqués, il y a un sac à dos écologique. Pour un PC portable de 2 kg, il aura fallu 800 kg de ressources mobilisées pour pouvoir le fabriquer.

Cette notion de sac à dos écologique (dont le nom d’origine est MIPS, Material Input Per Service unit) existe dans beaucoup de secteurs (automobile, textile, meubles…), mais tous les éléments hautement technologiques ont un énorme sac à dos écologique.
Figure 2 : le sac à dos écologique d’un PC de 2kg
Source : La Fresque du Numérique, selon ADEME

Que trouve-t-on dans ce sac à dos ? Des énergies fossiles, des minéraux et de l’eau.

Explications : quel que soit le secteur, les matières que l’on utilise nécessitent de l’énergie pour être extraites de la croûte terrestre.

Les objets numériques ne dérogent pas à la règle. On y trouve principalement des métaux (plus de 50 dans un smartphone) : métaux communs, métaux précieux et métaux rares (dont les terres rares). Les métaux rares ne sont pas rares mais « diffus », présents en faible concentration. Pour obtenir 1kg de cuivre, il faut sortir environ 150 kg de minerais de la croûte terrestre. Pour 1kg de métal rare, il faut plutôt sortir plusieurs tonnes à plusieurs dizaines de tonnes de minerai, donc à la clé une plus grande consommation d’énergie.

Après l’extraction on trouve d’autres impacts environnementaux, liés au raffinage. Pour cette opération, on utilise beaucoup d’eau douce, parfois dans des endroits où elle est rare, ce qui crée des problèmes de stress hydrique et de compétition pour l’usage de l’eau. Et on utilise également des produits chimiques ce qui va générer des sous-produits indésirables, pouvant entraîner des pollutions locales.

Que ce soit pour l’utilisation ou pour la fabrication, on a donc besoin d’énergie, de beaucoup d’énergie. Or qui dit énergie dit énergies fossiles (par exemple pour la phase d’utilisation les ⅔ de l’électricité mondiale sont produits à partir d’énergies fossiles).
Figure 3 : énergie primaire consommée pour le secteur du numérique
Source : La Fresque du Numérique, selon Green IT

On les utilise en les brûlant, ce qui émet du CO2, notre principal gaz à effet de serre. Aujourd’hui le numérique est responsable à hauteur de 4% des émissions de GES dans le monde / un peu moins de 50% pour la fabrication et un peu plus de 50% pour l’utilisation. 4%, c’est déjà plus que l’aviation civile et c’est donc significatif. Et c’est en augmentation rapide : selon les scénarios à court terme, cela pourrait doubler dès 2025 et atteindre 8-9% des émissions soit le niveau de la viande bovine ou de la voiture individuelle. C’est une des dernières industries dans le monde qui continue d’accélérer aussi fortement en termes d’impact environnemental.
Figure 4 : émissions de GES du secteur du numérique
Source : La Fresque du Numérique, selon The Shift Project et Green IT

L’impact Gaz à effet de serre serre lié à la fabrication des équipements au regard de leurs usages est relativement augmenté par rapport aux énergies primaires leur étant nécessaire. En effet la fabrication a surtout lieu dans des pays où l’énergie est très carbonée, tandis que l’utilisation a parfois lieu dans des pays où l’énergie est moins carbonée (comme la France).

Ces émissions de GES contribuent au dérèglement climatique (augmentation des températures, du nombre et de l’intensité des événements climatiques extrêmes).

Pour finir sur les minerais et les énergies fossiles… ce sont des matières non renouvelables, en quantité finie, que l’on ne peut donc pas extraire de manière infinie.

Concrètement, les gisements sont de plus en plus mauvaise qualité, ce qui implique un coût économique, environnemental et/ou énergétique croissant. Par exemple : pour extraire 1 kg de cuivre, il faut actuellement extraire 150 kg de roches de la croûte terrestre. Il y a un siècle, il ne fallait que 40kg. Mais jusqu’à présent on a compensé cette hausse de l’extraction et des coûts par des progrès technologiques.

Pour l’avenir, on peut donc s’attendre à des pénuries pouvant conduire à deux choses : des flambées de prix et des manques de matière. Ce qui peut engendrer des tensions géopolitiques, mais également des problèmes de fonctionnement sur les services numériques eux-mêmes.

Fin de vie

Tout ce que nous utilisons devient à terme un déchet électronique. La vitesse à laquelle un équipement devient un déchet électronique est accélérée à la fois par des mécanismes d’obsolescence technique matérielle et logicielle (l’obsolescence programmée étant pourtant punie par la loi française depuis 2015) mais aussi par des mécanismes d’obsolescence psychologique.

Que deviennent nos déchets ? Dans le meilleur des cas, ils sont collectés pour entrer en filière de recyclage MAIS le recyclage ne marche pas très bien !

D’abord on ne sait pas recycler certains objets, qui sont envoyés directement en incinération ou en décharge. Pour ceux qu’on va tenter de recycler, on ne sait pas tout récupérer : sur un smartphone, on récupère seulement environ 20%. Pourquoi ? Parce que certaines matières sont en très petite quantité, ce qui fait que c’est difficile et coûteux de les récupérer, ou encore parce que certaines matières sont mélangées, et là aussi ça devient compliqué de vouloir les séparer, un peu comme si on voulait séparer les tomates dans une ratatouille. Ce qu’on ne récupère pas, là encore ça va en incinération et décharge. Au final, parmi ce qui est collecté, on ne recycle que de l’ordre de 15%.

Mais le pire, c’est qu’on ne collecte qu’une petite partie de nos déchets électroniques ! A peine 20% au niveau mondial (en France de l’ordre de 50%, mais donc bien moins que 100%).

Ce qui veut dire qu’au niveau mondial on ne recycle (au sens où la matière est réinjectée dans autre chose) que quelques % de nos déchets électroniques….

Alors où vont nos déchets ? D’après l’ONU, plus de 60% sont exportés illégalement et finissent en décharge sauvage dans des bidonvilles où les populations locales brûlent nos déchets électroniques pour enlever le plastique et récupérer un peu de métal qu’ils pourront revendre.

Conséquences finales

Au-delà de l’aspect énergétique, l’extraction et raffinage de ressources, la fabrication et le traitement des déchets électroniques ont des impacts sociétaux et éthiques. Ces mêmes 3 étapes du cycle de vie engendrent aussi de nombreuses pollutions locales des sols, de l’eau et de l’air.

Ces pollutions locales contribuent à la destruction de la biodiversité et génèrent des problèmes de santé physique. L’utilisation excessive du numérique entraîne quant à elle des problèmes de santé mentale comme des troubles de la concentration, ou chez l’enfant des retards de langage par exemple.

Pour résumer : dans le numérique, il y a donc des infrastructures réseau, des data centers et surtout des équipements utilisateurs, qu’il faut fabriquer, faire fonctionner, et traiter en fin de vie. Tout cela engendre en fin de course des impacts sur le dérèglement climatique, les pénuries de ressources, les pollutions locales, la perte de biodiversité, et la santé.

Finalement, le numérique est-il l’ami ou l’ennemi de la transition énergétique ? Les deux à la fois ! Si nous l’utilisons avec sobriété, responsabilité et en connaissant ses impacts, il peut clairement être utile et nous aider à réduire nos consommations énergétiques et plus globalement l’impact environnemental de nos activités.

Mais il a deux écueils :
● L’effet rebond : depuis des siècles, chaque fois qu’on améliore l’efficacité d’un procédé, on utilise le gain non pas pour consommer moins au final, mais au contraire pour consommer plus à coût équivalent. Par exemple, si grâce au numérique je trouve plus facilement le billet d’avion le moins cher, il y a fort à parier que je vais prendre plus souvent l’avion plutôt que m’en tenir à l’économie réalisée. Autre exemple : l’efficacité énergétique des data centers a été considérablement améliorée sur les 10 dernières années, mais le trafic internet a tellement augmenté que les data centers ont quand même eu une consommation énergétique en hausse de 6%...
● Et le numérique porte en lui un effet systémique encore plus énorme : il accélère les flux et les échanges mondiaux. Sans lui, pas de place de marché mondialisée, pas de commande instantanée à l’autre bout du monde, pas de flux logistiques et financiers aussi complexes etc...

Pour en savoir plus, participez à un atelier de la Fresque du Numérique !
https://fresquedunumerique.org

(*) Sources principales pour la construction de la Fresque du Numérique :
-  Le rapport du collectif Green IT "Empreinte environnementale du numérique mondial", disponible ici
-  Le rapport du Shift Project "Pour une sobriété numérique", disponible ici
-  Le rapport de l’ADEME "La face cachée du numérique", disponible ici
-  Les travaux du Groupe de Services EcoInfo du CNRS, repris notamment dans la conférence “Le numérique : menace ou espoir pour l’environnement ?”, par Françoise Berthoud

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